Dans cette tribune, Matthias Wolfschmidt, de foodwatch International, démonte le système alimentaire de l'Union européenne, sa dépendance aux importations à bas prix, sa production de déchets, le pouvoir des groupes de pression et l’enfermement de l'Europe dans une agriculture fondée sur les pesticides et les engrais toxiques. Dans ce contexte, il explique que le spectre de la faim, brandi comme une arme, engendre un enfermement dans les intrants agro-industriels problématiques – et il indique le moyen de sortir de cette impasse d'ici quinze ans.
Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez eu peur d’avoir faim ? Pas parce que vous aviez décidé de vous serrer la ceinture pour perdre quelques kilos, ou parce qu’un soir il n’y avait plus rien dans le réfrigérateur. Mais de souffrir réellement de la faim. En 2021, la famine était une réalité quotidienne pour 828 millions d’individus dans le monde, tandis que 3,1 milliards de personnes ne pouvaient pas se permettre un régime alimentaire complet.
A chaque fois que de nouvelles réglementations menacent le modèle agro-industriel européen, les grands du secteur brandissent le spectre de la faim. Ils réveillent l’angoisse primitive de manquer et la crainte que, sans eux, le monde se dirige droit dans le mur de la crise alimentaire.
Hunger Game, ou le spectre de la faim
Le système agricole de l'Union européenne, fortement subventionné, est considéré comme l'un des plus efficaces au monde, et reste bien positionné sur le marché international. C'est la terre promise où le lait (la viande et l'alcool) coule à flot, si bien qu’elle en exporte davantage que toute autre région du monde.
C’est à une industrie agrochimique florissante que nous devons cette abondance, nous dit-on. A ces industriels qui œuvrent en permanence pour optimiser les rendements agricoles tout en réduisant la toxicité de leurs produits. Pour nous nourrir, et nourrir le reste du monde, ils méritent notre reconnaissance.
Tel est le conte de fées que nous racontent depuis des décennies les producteurs de pesticides, repris en chœur par les fabricants d’aliments pour les animaux, les producteurs de viande et de produits laitiers, les distributeurs et les transformateurs de produits alimentaires qui, tous, profitent du flux constant de produits bon marché issus de la surproduction. Les quelques agriculteurs qui subsistent, eux aussi, se félicitent de l’efficacité de "l'agriculture moderne", de peur de se laisser distancer s'ils lèvent le pied pour changer leurs méthodes de production.
Au cœur des sphères de décision en matière de politique agricole, une armée de lobbyistes rémunérés, de politiques conservateurs, de bureaucrates ministériels, de scientifiques sponsorisés et de magazines agricoles sont prêts à relayer ce même message à satiété : l'Europe nourrit le monde, et sans nos pesticides et nos engrais, le monde va droit à la catastrophe alimentaire.
Aux racines du mythe
Le système européen de production alimentaire dépend d’un apport constant de produits à bas prix venus de pays tiers : les carburants fossiles, les engrais non renouvelables, les matières premières et même la main-d’œuvre agricole (pour la cueillette des fruits et légumes).
Les chaînes de supermarchés, désormais omnipotentes, ou presque, sont parmi les premières à en profiter. De par leur immense pouvoir d’achat, ce sont elles qui décident de ce qui va être produit, du prix, de la qualité et des méthodes de production.
La réduction des pesticides fait actuellement l’objet de vifs débats, et les pseudo arguments vieux de dix ans pour continuer d'en utiliser à foison reviennent encore et encore sur le tapis. Et pourtant, ce message doit être dénoncé pour ce qu’il est : un mythe alimenté par les industriels pour augmenter leurs profits. En aucun cas pour nourrir les populations.Directeur de la stratégie internationale, foodwatch International
La crue réalité
La production alimentaire mondiale suffit largement à nourrir toute la planète. Seuls 23 % des terres agricoles disponibles sur la planète sont directement exploitées pour la consommation humaine, et elles fournissent déjà 82 % des calories nécessaires aux populations. Les autres 77 % de terres agricoles (arables et pâturages) servent à produire des aliments pour les animaux (et des agrocarburants) et ne représentent, en bout de course, que 18 % de l’apport calorique humain.
L’Union européenne nourrit quelque 7 milliards d’animaux d’élevage par an. Près de 80 % de l’ensemble des ressources de production agricole en Europe sont ainsi consacrés à l’alimentation animale. Car les ressources nécessaires (fourrage, eau, médicaments) pour entretenir une telle biomasse sont considérables.
L’Union européenne génère 80 millions de tonnes de déchets alimentaires par an, d’une valeur estimée à 143 milliards d’euros. Sans compter tout ce qui est abandonné dans les champs à cause d’un défaut esthétique, d’un manque de main-d’œuvre pour la récolte ou de prix d’achat trop bas. Sans compter non plus les millions d’animaux malades qui meurent dans les élevages et n’arrivent même pas jusqu’à l’abattoir et les rayons des supermarchés.
Malgré cette abondance alimentaire, voire cette surproduction génératrice de déchets, perdure une obsession : optimiser les rendements. La réduction des pesticides fait actuellement l’objet de vifs débats, et les pseudo arguments vieux de dix ans reviennent encore et encore sur le tapis. Et pourtant, ce message doit être dénoncé pour ce qu’il est : un mythe alimenté par les industriels pour augmenter leurs profits. En aucun cas pour nourrir les populations.
Ne changez rien !
Des décennies durant, le discours en matière de protection des récoltes se limitait presque exclusivement à la lutte chimique contre les nuisibles : tel est le seul moyen de produire en quantités nécessaires, assénait-on systématiquement aux cultivateurs les plus conventionnels. La réduction, ou ne serait-ce que la réglementation des pesticides, leur disait-on, ferait imploser les rendements agricoles. Aujourd’hui encore, l’objectif premier, pour nombre de cultivateurs, reste de produire beaucoup, coûte que coûte.
Ainsi le système agricole actuel de l'Union européenne s’est-il "enfermé dans les pesticides". Aujourd’hui encore, la plupart des agriculteurs n’ont d’autre choix que d'utiliser ces produits nocifs. Car les politiques actuelles omettent de s'attaquer aux moteurs économiques du système et de provoquer les changements indispensables en matière de commerce international, de politique climatique, de développement rural et de politique alimentaire. L'influence politique de puissantes entreprises et groupes d'intérêt entrave tout progrès. Une étude récente sur la pollution de l'eau par les pesticides utilise le terme de "verrouillage institutionnel" pour désigner le pouvoir d’immobilisme de certains groupes de pression, combiné à la méconnaissance des règlementations, aux comportements apathiques et au manque de volonté politique des acteurs étatiques.
Fin de la partie
L'élimination totale d'une agriculture contrôlée par les pesticides est possible, et réalisable en quinze ans, au moyen d’une stratégie culture par culture, comme l'explique foodwatch dans son récent rapport Locked in Pesticides.
La condition sine qua non pour mettre fin à l'ère de l'agriculture chimique de synthèse, toutefois, est de faire amende honorable et de cesser de brandir le spectre de la faim derrière lequel l'industrie des pesticides, et ses coprofiteurs des secteurs agricoles et alimentaires, se dissimulent depuis plus de soixante-dix ans. Les pesticides chimiques de synthèse ne sont clairement pas la solution. Ils sont même au cœur des problèmes du système actuel, totalement dépendant des énergies fossiles.
Jouer sur la peur de la faim est un bluff pervers. De nouvelles règles s'imposent. Il est temps de signifier aux industriels des pesticides : "Fin de la partie".
Matthias Wolfschmidt, directeur de la stratégie internationale, foodwatch International
Tribune initialement publiée (en anglais) sur le site d’Arc 2020
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