Lobby : comment l’agrobusiness tente de profiter de la guerre en Ukraine ?
La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine, ce sont des millions de vies broyées, entre l’exil et un territoire bombardé. L’autre visage de ce conflit armé, ce sont les ondes de choc sur la sécurité alimentaire mondiale. Sur ce terrain, les lobbies n’ont pas perdu leur appétit. Des stratégies internationales aux négociations de couloirs, ils tentent de tirer leur épingle du jeu de la déstabilisation des marchés, notamment agricoles et alimentaires. Ainsi, ils brandissent sans scrupules l’étendard de la sécurité et de la souveraineté alimentaire pour réclamer un affaiblissement des règlementations au prétexte de « produire plus ». Dans cet échiquier, foodwatch a décelé d’honteuses tentatives d’influences.
Quelles sont ces pressions ? Comment déjouer ces fausses solutions ? Pour foodwatch, il est temps d’opérer un vrai virage vers un système agro-alimentaire européen plus résilient, moins dépendant aux pesticides, engrais et imports pour l’alimentation animale, et tourné vers une vraie sécurité alimentaire mondiale solidaire. Décryptage.
La « stratégie du choc » ou quand une guerre devient un moyen de faire avancer ses propres intérêts
Abaisser les règles européennes sur les OGM, gommer des objectifs de réduction des pesticides, remettre en question des objectifs du Green Deal européen… moins d’une semaine après les premières bombes, des propositions mises sur la table pour faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine se révèlent choquantes. Elles répondent pourtant à une logique bien huilée.
C’est ce que Naomi Klein nomme « la stratégie du choc » ou comment profiter d’une crise pour faire avancer ses demandes les plus farfelues. Le schéma ? Quand la situation se tend, les décideurs recherchent… des parades. Les lobbyistes profitent alors du chaos pour proposer des mesures d’urgence qui servent leurs intérêts, comme bloquer voire déconstruire des règles de protection sociale ou environnementale, qu’ils considèrent comme des obstacles à leur business.
Au plus fort de la pandémie de COVID, foodwatch avait ainsi révélé les basses manœuvres de Bayer-Monsanto. La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine ne fait malheureusement pas exception.
L’opportunité est immense : les lobbies de l’agrobusiness brandissent les menaces de déstabilisations des marchés alimentaires et cherchent à faire avaler leurs réponses toutes faites aux décideurs européens en manque de solutions. Leur refrain? Ne surtout pas mettre des bâtons dans les roues au modèle agricole industriel actuel, mais au contraire le renforcer.
Déstabilisation des marchés alimentaires : l’Europe en recherche de solutions
Autant en France qu’en Europe, c’est en effet le branle-bas de rendez-vous et réunions au sommet. Ce bouillonnement est légitime au vu des enjeux mais c’est aussi une formidable opportunité pour les lobbyistes d’avancer leurs pions.
Sur le front du marché agro-alimentaire, les chefs d’Etats et de gouvernements ont en effet demandé le 11 mars à la Commission européenne des idées pour faire face à la flambée des prix et garantir la sécurité alimentaire mondiale et cela « dès que possible ».
Cette même Commission dispose d’un groupe d’experts sur ces questions : l’EFSCM (European Food Security Crisis preparedness and response Mechanism) . Il regroupe les Etats membres mais aussi un panel varié de lobbyistes de l’agroalimentaire, allant des intérêts des agriculteurs (COPA-COGECA), des agro-industriels (FoodDrinkEurope, EuroCommerce), des semenciers (Euroseed), engrais (Fertilizers Europe), emballages (Europen) ou encore des routiers (IRU). A ces acteurs s’ajoutent Via Campesina, un mouvement international pour la défense d’une agriculture paysanne, le BEUC, regroupant les associations de défense des consommateurs en Europe et Four Paws, pour le bien-être animal.
Cet « EFSCM » planche sur les « mécanismes de préparation et de réponse aux crises pour la sécurité alimentaire européenne ». Réuni une première fois le 9 mars, il doit se retrouver le 23 mars. Et deux défis majeurs se présentent à lui : la tension sur les céréales et celle sur les engrais.
Nourrir le bétail, vendre des engrais… la place de l’Ukraine et la Russie dans le marché agroalimentaire
En France et en Europe, la guerre ne devrait pas provoquer de pénurie alimentaire, selon les autorités. Ce risque est cependant bien réel dans des régions d’Afrique et du Moyen-Orient. Sur notre continent, c’est l’augmentation des prix de l’alimentation qui est très probable. En plus de l’augmentation des prix de l’énergie, deux matières de l’industrie agroalimentaire sont en tension : les céréales et les engrais.
Manque de céréales qui servent à nourrir bétail, carburants et humains
L'Ukraine et la Russie fournissent plus d’un quart du blé mondial, une part considérable du maïs et plus de 50 % de l'huile et des graines de tournesol. Contrairement à l’idée reçue, ces céréales ne sont pas uniquement dédiées à la consommation humaine. En France, 58% de la consommation de céréales est en effet utilisée pour nourrir les bêtes, 17% sont pour un usage industriel.
Avec une déstabilisation sur ce marché des céréales, c’est donc le marché de la viande qui connaît aussi des remous. A cela va probablement s’ajouter les réactions spéculatives des marchés boursiers sur ces denrées alimentaires. Une spéculation en forme d’huile sur le feu, faisant monter artificiellement les prix alimentaires.
Approvisionnement tendu en engrais de synthèse
« En 2021, la Russie était le premier exportateur d’engrais azotés et le deuxième fournisseur d’engrais potassiques et phosphorés », rappelle l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Or, ces engrais minéraux sont particulièrement utilisés sur les cultures européennes pour booster la croissance des plantes : "Plus de 11 millions de tonnes d'azote de synthèse" sont ainsi consommées par l’UE selon un récent rapport de députés européens écologistes. Un impact qui interroge directement les pratiques agricoles de l’Europe.
Solution des lobbyistes ? Aller encore plus loin dans le modèle agro-industriel actuel
Comment faire face ? Foncer tête baissée pour faire perdurer un système qui montre ses failles ou en profiter pour renforcer notre résilience ? foodwatch vous laisse deviner quel tournant les lobbyistes tentent de faire prendre à cette crise. Sélection.
Pesticides, engrais… le lobby de l’agro-industrie veut bazarder les ambitions environnementales
Ainsi, la FNSEA – puissant syndicat d’agriculteurs - et sa fédération européenne, la Copa-Cogeca ont rapidement dégainé une bien curieuse demande dans le contexte : celle de réviser ou carrément suspendre la partie agroalimentaire du Pacte vert pour l’Europe (Green Deal).
En ligne de mire ? Les objectifs de réduction de pesticides (moins 50% en 2030) et de baisse des fertilisants (moins 20% en 2030) de la stratégie « de la ferme à la table », caricaturée par la FNSEA en « logique de décroissance ».
Une idée jusqu’à maintenant rejetée par les représentants de la Commission, qui, selon certaines sources citées par Euractiv, ont mentionné les sécheresses en Europe du Sud et la menace imminente du changement climatique pour démontrer pourquoi il n’est « pas possible » de mettre de côté les rares engagements écologiques de l’UE.
La position d’Emmanuel Macron est, elle, bien moins catégorique : le président de la République et candidat à sa réélection a assuré le 17 mars que la France « portera une adaptation » de la stratégie de la Ferme à la table, estimant que le texte « reposait sur un monde d’avant-guerre en Ukraine » et que « l’Europe ne peut pas se permettre de produire moins ».
Assouplir les règles sur les OGM pour nourrir le bétail ? vraiment ?
Lors de la réunion du groupe d’experts – l’EFSCM - l’Espagne, l’Italie et le Portugal ont quant à eux porté deux curieuses requêtes. Ils ont demandé à faciliter les importations venant d’Amérique du Nord et du Sud en prévoyant des « flexibilités » sur les OGM. Le but ? Elargir les importations de nourriture pour animaux contenant des OGM.
Vouloir faire fi des réglementations européennes sur cette question des OGM est déjà scandaleux, mais à cela s’ajoute le problème de la déforestation importée : par exemple, le soja importé d’Amérique du Sud qui sert à nourrir le bétail européen, étend déjà ses cultures en déforestant l’Amazonie.
Déroger aux règles sur les limites maximales de résidus de pesticides ou comment maximiser la mondialisation au détriment de notre santé et l’environnement
Des années de combat pour les bannir, une poignée de semaines pour les inviter à nos tables ?
C’est bien l’impression que donne cette deuxième demande formulée dans l’EFSCM du 11 mars 2022 par l’Espagne, l’Italie et le Portugal. Ils ont réclamé des dérogations aux règles de l’UE sur les limites maximales en résidus (LMR) de pesticides dans les produits alimentaires importés en Europe.
Un retour en arrière intolérable. Depuis 2 ans, foodwatch obtient avec d’autres ONG de timides avancées pour que le problème européen du « double standard » sur les pesticides soit réglé.
De quoi s’agit-il ? Les pesticides les plus dangereux pour la santé et l’environnement qui sont interdits d’utilisation dans l'UE peuvent toujours être produits dans les pays européens et exportés vers d'autres pays aux règlementations moins contraignantes. Ces résidus de pesticides toxiques reviennent dans nos assiettes via les importations de fruits et légumes. Un effet "boomerang" que foodwatch a décrit dans son rapport et sa pétition en ligne.
Et grâce à une longue mobilisation citoyenne, la Commission européenne a fini par s’engager en janvier 2021 à mettre fin à l'exportation de pesticides dangereux interdits dans l'UE vers d’autres régions. Elle a également reconnu le problème des « tolérances à l'importation » de résidus de ces pesticides dans un courrier de réponse à foodwatch et plus de 70 autres ONG.
Demander aujourd’hui des assouplissements sur les limites maximales en résidus de pesticides dans les produits alimentaires importés est purement inacceptable.
Contre le « produire plus et à tout prix », foodwatch prône le « produire mieux et mieux répartir »
Ces crises démontrent que le système agro-industriel dominant est bien trop dépendant et totalement hors sol par rapport aux enjeux sociaux et environnementaux d’aujourd’hui et de demain. Nos systèmes alimentaires hypermondialisés et ultra dépendants se montrent ainsi très fragiles face aux crises.
Avec 25 organisations de la société civile, nous avons interpellé dans une lettre ouverte le Président de la République, Emmanuel Macron et le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, afin d’éviter une instrumentalisation de la guerre en Ukraine par les tenants du système agricole actuel qui fait partie du problème, pas de la solution.
Pour foodwatch, les décisions prises aujourd’hui doivent garder comme cap le fait d’améliorer la résilience du système alimentaire européen et sa contribution aux équilibres alimentaires mondiaux et à la protection de la planète. Tout en répondant aux besoins de court terme, l’enjeu est bel et bien de :
- Réduire les dépendances du système agro-industriel aux engrais et pesticides de synthèse
- Réduire les dépendances aux importations pour l’alimentation animale et réduire les élevages et les surfaces agricoles qui leur sont consacrées. Une grande partie des terres agricoles de l'UE ne produit pas d'aliments pour les humains, mais des aliments pour les animaux, et c’est aussi le cas dans les pays qui produisent et exportent vers l’Europe des céréales pour l’alimentation animale. Nous devons réduire de manière drastique le nombre d'animaux, afin de favoriser une plus grande sécurité alimentaire pour les personnes en Europe et en dehors.
- Réduire l’importance des cultures énergétiques : sous pression du prix de l’énergie ne cédons pas à la pression des lobbies, continuons à prioriser la production alimentaire sur nos terres agricoles. Les cultures énergétiques tel que cultivées et utilisées aujourd’hui doivent être bannies.
- Réinvestir dans la culture de légumineuses : riches en azotes, elles permettent notamment d’enrichir les sols.
- Interdire la spéculation sur les denrées alimentaires sur les marchés financiers avec un contrôle du prix des céréales : le droit à l’alimentation n’est pas un « produit financier ».
- Lutter contre les sources de gaspillage alimentaire : près de 30% des terres cultivées dans le monde sont aujourd’hui destinées… à la poubelle. Le gaspillage alimentaire s’effectue du champ à l’assiette et représente de scandaleuses pertes.
- Et bien sûr accompagner les exploitants dans cette nécessaire transition agricole.
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