Derrière les sourires d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau, il faut voir l’ombre du CETA et des vérités qui dérangent
Justin Trudeau arrive en France ce dimanche pour une visite de trois jours. Il y a fort à parier que les photographes se régaleront en immortalisant la rencontre du Premier ministre canadien et d’Emmanuel Macron, ces deux quadragénaires qui incarnent une nouvelle génération de leaders politiques. « Nouvelle génération », c’est aussi le terme accolé à l’accord de libre-échange CETA qui lie l’Europe et le Canada. Le CETA est en effet le premier d’une série d’accords qui ne se contentent plus de réduire les barrières « tarifaires » (droits de douane) mais visent à supprimer tous les « obstacles au commerce », ce qui inclut les différences de réglementations qui nous protègent sur le plan sanitaire, social et environnemental.
Les sourires confiants et poignées de main des deux hommes qui ne manqueront pas pendant cette visite ne doivent faire oublier ni les risques du CETA, ni le fait qu’en matière de commerce, le Canada n’est pas le pays inoffensif de notre imaginaire collectif. Loin de là. Justin Trudeau déclarait il y a un an au Parlement européen que : « Le CETA est un accord moderne, qui va améliorer la vie des Canadiens et des Européens ». Or c’est faux. Aujourd’hui, nombre d’analyses– y compris celles produites par la Commission Schubert nommée par M. Macron – montrent que le CETA va ébranler notre démocratie et fait peser des risques considérables sur les droits des consommateurs, des citoyens, sur l’agriculture, l’alimentation, et même la protection de notre environnement et notre planète.
Nous ne sommes pas opposés aux accords de commerce. Mais la pilule du CETA est trop grosse à avaler. Les tactiques employées par cet accord d’un nouveau genre montrent bien que les intérêts des puissants acteurs économiques priment sur l’intérêt général.
Pour mieux « harmoniser les normes », la première tactique utilisée est la dissuasion : si l’Union européenne - ou un Etat - décide demain d’interdire un pesticide, un nouvel OGM, ou de rendre obligatoire un nouvel étiquetage, elle pourra être attaquée par le Canada s’il considère que cette nouvelle contrainte est contraire à l’accord... Mais ce n’est pas tout : le CETA donne aussi le droit exclusif aux investisseurs étrangers d’attaquer, devant un tribunal d’arbitrage spécial, l’UE ou les Etats membres qui prendraient des décisions, par exemple de santé publique, perçues comme une entrave au commerce.
La deuxième tactique consiste ni plus ni moins à contourner l’opinion publique et nos processus démocratiques. En effet, les accords comme le CETA sont dits « vivants » : ils instaurent des mécanismes qui influenceront et façonneront les règlementations publiques après la signature de l’accord. Forum de coopération règlementaire, comité mixte, comités spécialisés : tous ces nouveaux dispositifs vont interférer dans les décisions législatives et règlementaires, sans contrôle démocratique adéquat de nos élus. Le Canada n’a pas tardé à actionner un de ces outils pour remettre en question le projet d’interdire le glyphosate en France, herbicide le plus vendu au monde, en mettant ce point à l’agenda de la toute première réunion du comité CETA dédié aux mesures sanitaires et phytosanitaires en mars dernier, comme l’a révélé un document fuité.
Au nom de quoi protègerait-on la santé des citoyens européens des risques de substances comme le glyphosate ? La réponse est évidente : au nom du principe de précaution, ancré dans les traités européens et la Constitution française. C’est grâce à lui que l’Europe a par exemple interdit les importations de bœuf aux hormones. Certes, mais le Canada ne reconnaît pas ce principe et exige des preuves scientifiques pour interdire la commercialisation d’un produit. Le principe de précaution dérange. A tel point que dans les années 90, le Canada (avec les États-Unis et d’autres pays) avait attaqué l’UE devant l’ORD, tribunal de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). En 1998, l’OMC avait condamné l’UE, contrainte d’accepter un compromis et d’augmenter le quota d’importation de bœuf sans hormones. Le scénario s’est répété en 2003 lorsque le Canada a dénoncé devant l’OMC la réglementation européenne sur les OGM, jugée trop restrictive. Là encore, l’OMC n’a pas défendu le principe de précaution européen et l’Union européenne a dû s’engager à rediscuter avec le Canada de la question des OGM. C’est cette promesse qui se matérialise aujourd’hui dans l’article 25.2 du CETA intitulé « Dialogue sur les questions de l’accès au marché de la biotechnologie ».
A-t-on tiré les leçons du passé et fait écrire noir sur blanc dans le CETA, le MERCOSUR, et les autres accords en cours de négociation que les décisions protectrices de l’UE ou de ses Etats membres sur la base du principe de précaution ne pourraient pas être attaquées par nos partenaires commerciaux ou leurs investisseurs ? Non ! Dans le CETA comme dans la série d’autres accords en cours de négociation par l’UE (avec les pays du Mercosur, le Japon, le Vietnam, l’Indonésie, le Mexique, etc.), le principe de précaution est à peine mentionné, la plupart du temps dans un chapitre « développement durable » non contraignant.
En somme, quand les grands producteurs d’OGM ne peuvent entrer en Europe par la porte, le CETA et autres accords de libre-échange leur permettront de passer par la fenêtre…
La même fenêtre reste ouverte à de nombreux produits qui ne sont pas, ou plus, homologués par l'UE mais sont toujours sur les marchés des partenaires commerciaux. Le rapport Schubert sur l’impact du CETA s’inquiète par exemple des conditions d’élevage qui diffèrent beaucoup entre l’UE et le Canada et souligne « les questions du bien-être animal, de l’alimentation animale (farines animales ou non ?) et de l’administration d’antibiotiques comme activateurs de croissance ».
Emmanuel Macron s’était engagé à tenir compte des conclusions de la Commission Schubert. Force est de constater aujourd’hui le fossé entre ses déclarations et les faits. Malgré les débats sur le CETA, cet accord est mis en œuvre de façon « provisoire » avant même son adoption finale, et l’UE continue comme si de rien n’était à négocier d’autres accords tout aussi dangereux. Ces accords sont le contraire d’une ‘Europe qui protège’ promise par le Président français.
Dans un contexte de repli sur soi et de défiance vis-à-vis de l’Europe, il est dangereux de rester sourds à celles et ceux qui réclament des accords de libre-échange plus justes, plus de transparence et plus de démocratie.
Emmanuel Macron et Justin Trudeau doivent de toute urgence remettre le CETA au menu de leurs discussions pour que les droits des citoyens et la protection de notre planète soient enfin au centre des politiques commerciales.
Par Karine Jacquemart, directrice générale de foodwatch France.
Tribune également publiée dans Le Monde.