« Bien manger », une affaire individuelle ? Les salades des responsables d’une alimentation saine rendue inaccessible
À condition de faire les bons choix, bien manger serait simple et à la portée de tout le monde : c’est ce que veulent nous faire croire le gouvernement, l’industrie agroalimentaire et les géants de la grande distribution. Pourtant, derrière ce narratif bien huilé qui pointe du doigt la responsabilité des consommatrices et consommateurs, la réalité est tout autre, car ce sont bien les industriels de l’agroalimentaire et les supermarchés qui sont les premiers responsables de l’offre alimentaire, de la composition des produits à leur prix en rayon. Ces mêmes qui passent leur temps à s’afficher comme des soi-disant alliés de notre pouvoir d’achat. Pourtant, l’enquête de Foodwatch sur le sucre révèle qu’en plus d’avoir tiré parti de l’inflation des prix de l’alimentation ces dernières années et donc de la hausse de la précarité, les supermarchés proposent des produits plus sains parmi les plus chers et moins équilibrés parmi les moins chers. Décryptage de cet écart entre discours et réalité.
Accès à une alimentation saine et abordable : le bla-bla méprisant et les leçons de morale des responsables du problème
Pour les grands patrons de l’industrie agroalimentaire et des supermarchés, ainsi que pour les décideurs politiques, les premiers coupables de ne pas « bien manger » sont tout trouvés : les consommatrices et consommateurs, notamment les personnes les plus précaires. Ces dernières années, leurs déclarations sur le sujet se sont multipliées et effarent par leur mépris de classe… et leur mauvaise foi.
Dans une interview donnée au Parisien le 9 septembre 2024, Michel Edouard Leclerc déclarait : "Je peux vous dire qu’il y a dans notre pays de plus en plus de vrais pauvres […] Mais au-delà de cette réalité sociale, il y a des gens pas si pauvres mais qui dépensent trop. Personne n’est obligé d’acheter du Coca, du Nutella ou des biscuits industriels. On peut se régaler pour pas cher si on a la culture du prix bas et si on prend le temps de cuisiner soi-même, chose que l’on devrait apprendre à l’école". Le patron de Leclerc ose critiquer – en plus de culpabiliser – les choix des consommatrices et consommateurs à propos de produits que les supermarchés (les siens inclus) vendent trop souvent en promotion, ce qui incite à les acheter.
Bien sûr, en supermarché, aucune marge ne se perd, toutes se transforment : si la marge est moindre sur ces produits en promotion, les supermarchés peuvent toujours compenser le manque à gagner … en faisant plus de marges sur les fruits et légumes par exemple, ce qui contribue à les rendre, pour beaucoup, trop chers.
Même rengaine pour le gouvernement : « Il faut qu’on apprenne à manger autrement. Est-ce qu’il ne faudrait pas faire un peu plus attention à dépenser de l’argent pour des fruits et des légumes que d’acheter des boissons gazeuses qui peuvent avoir un impact sur la santé ? », déclarait le ministre de l’Economie Bruno Le Maire face à la Directrice générale de Foodwatch, Karine Jacquemart, en plateau en février 2024, qui lui répondait « Encore faut-il avoir le choix et malheureusement trop de personnes n’ont pas ce luxe ».
L’éducation à l’alimentation, le sport et la cuisine à la maison : c’est la recette magique derrière laquelle se cachent les industriels, les supermarchés et le gouvernement, qui laissent entendre que cela suffirait à assurer l’accès pour toutes et tous à une alimentation saine, choisie, durable et abordable. C’est surtout une façon de reporter sans cesse la responsabilité de leur malbouffe et de ses conséquences sur les consommatrices et consommateurs.
Car si éducation, sport et cuisine de produits les moins transformés possibles ont bien sûr une grande importance, il est inefficace et discriminant d’en faire des injonctions individuelles. Non seulement ces jugements culpabilisent les personnes qui n’ont ni le temps (quand on cumule plusieurs boulots, quand on est parent solo par exemple), ni les moyens de les mettre en place, ni l’accès aux produits de qualité (accès financier, mais aussi géographique, etc.), mais en plus ils détournent– et c’est bien leur objectif- l’attention des vrais responsables qui dictent l’offre : les géants qui ont la mainmise sur les produits alimentaires de grande consommation et leurs réseaux de distribution.
Trop souvent, politiques, industriels et distributeurs justifient leur inaction en se cachant derrière la responsabilité et le prétendu “choix” des consommatrices et consommateurs. Il est l’heure de renverser la table. La priorité doit être de changer l’offre, et ils sont les premiers responsables.Chargée de campagnes foodwatch France
La réalité est claire, et c’est bien ce que notre dernière enquête démontre : pour faire des choix alimentaires sains, nous dépendons largement de ce qui est mis en avant dans les rayons, et à quel prix. Foodwatch a analysé la teneur en sucre et le prix de plus de 400 références dans 12 catégories de produits alimentaires et en tire un constat clair : en moyenne, les aliments les moins chers sont les plus sucrés, tandis qu’inversement, les produits les plus chers sont les moins sucrés.
L’offre alimentaire entre les mains des industriels et des supermarchés
Alors, a-t-on le choix de notre alimentation ? Rappelons que les 5 principales enseignes de la grande distribution (Auchan, E. Leclerc, Carrefour, Intermarché, Coopérative U) contrôlent plus de 80 % du marché. Ce quasi-monopole sur l’offre leur permet de verrouiller le marché et dicter leurs règles : les supermarchés décident des prix, de la qualité des produits et pour une grande partie de la population, de ce que l’on peut acheter, ou pas. La réalité de l’offre en supermarché – que l’on ne peut ignorer puisque 60% des ménages français y font leurs courses – c’est que les produits les moins bons pour la santé sont trop souvent les moins chers, tandis que les produits de meilleure qualité sont vendus à des prix inaccessibles pour beaucoup de gens.
Les aliments ultra-transformés représentent environ sept produits sur dix dans les supermarchés, les promotions y sont majoritairement faites sur des produits trop gras, trop sucrés, trop salés, que ce soit du côté du prix ou de la publicité, au détriment d’aliments plus sains, ces derniers étant trop souvent proposés à des prix exorbitants. C’est ce que Foodwatch dénonçait déjà en novembre 2023. En septembre 2024, une étude de la CLVC montrait le décalage entre les recommandations nutritionnelles du Programme national de Nutrition et de Santé (PNSS) et les offres promotionnelles des catalogues des supermarchés : l’association relevait que 37 % des promotions analysées portaient sur des produits que le PNSS recommande de limiter (charcuteries, confiseries, biscuits, boissons sucrées, etc.) et que 41 % des promotions analysées ciblaient des produits ayant un Nutri-Score D ou E), tandis que la part de produits dont la consommation est à augmenter était très faible (3 % des promotions sur les fruits frais, 5 % sur les légumes bruts, 1 % sur les légumineuses).
"Ces deux dernières années, le moteur de la consommation a calé", explique Alexandre Bompard, PDG de Carrefour et président de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) au micro de France Inter en octobre 2024, "parce que les Français ont subi un choc d'hyperinflation fou". Ils "achètent moins de produits" et "ont renoncé à la qualité, le BIO, les fruits et légumes, la poissonnerie se sont effondrés", rapporte-t-il.
Mais pourquoi les consommatrices et consommateurs auraient rogné leur budget alimentation, renoncé à la qualité ou à des produits bons pour la santé comme les fruits et les légumes ou le poisson ? On vous le donne en mille : à cause de l’explosion des prix et de l’inaccessibilité des produits les plus sains. La cause est à trouver du côté même des supermarchés et des marges trop souvent indécentes faites sur les produits les plus sains et durables !
Foodwatch l’a déjà montré : ces dernières années, derrière l’explosion des prix des produits les plus sains se cachent l’opacité des marges et des prix abusifs par la grande distribution : déjà en 2019, UFC-Que choisir dénonçait une marge sur les fruits et légumes bio en moyenne 75 % plus élevée que sur les mêmes produits conventionnels dans les supermarchés. Dans son Observatoire des prix des fruits et légumes de 2023, Familles Rurales montre que le prix de leur panier composé de 19 fruits et de légumes a augmenté de 16% en un an du soit 3,5 fois plus que l’inflation générale !
Bref, ces acteurs qui dominent le marché alimentaire sont loin de favoriser l’accès de la majorité des consommateurs et consommatrices aux produits sains et durables. Bien au contraire, tout en maintenant une opacité sur la construction des prix de notre alimentation, ils tirent leur épingle du jeu dans la plus grande impunité, au détriment du droit à l’alimentation de qualité pour toutes et tous !
L’inaction du gouvernement, garde-fou d’un système alimentaire injuste
Alors que l’Etat peut et est censé remettre des règles strictes pour encadrer le secteur et assurer ce droit à une alimentation saine et de qualité, le gouvernement se cache trop souvent derrière les engagements volontaires ou pire, ne fait rien du tout. Pourtant pour agir, les solutions sont connues. Plusieurs demandes sont déjà soutenues par Foodwatch depuis plusieurs années.
Foodwatch demande de la transparence sur les marges réalisées par les fabricants et par les distributeurs sur les produits alimentaires, ainsi qu’une modération des marges et des prix sur les produits les plus sains et les plus durables, afin de les rendre plus accessibles au plus grand nombre.
Bien sûr, ce besoin de transparence et d’encadrement fait aussi écho aux campagnes que Foodwatch mène de front, en France et dans les autres pays européens où nos équipes sont présentes : rendre le logo nutritionnel Nutri-score obligatoire et faire interdire le marketing et la publicité qui ciblent les enfants pour les produits trop sucrés, trop gras, trop salés.
Par ailleurs, toute mesure qui peut contribuer à renverser la tendance actuelle d’un marché à deux vitesses qui propose des produits plus sains plus chers et vice versa est utile. Ainsi reviennent régulièrement dans le débat des propositions d’augmentations de taxes sur les produits les moins équilibrés, comme un renforcement de la taxe soda, sur le modèle du barème britannique (plus sévère, moins d’échelons) et une extension de cette taxe aux produits transformés contenant du sucre ajouté, suivant la recommandation de la Cour des comptes (juillet 2023).
Il faut toutefois faire preuve de vigilance quant aux risques de ce type de mesures dites de “fiscalité comportementale”, bourrées d’injonctions et qui risquent de pénaliser les consommatrices et consommateurs les plus précaires, en augmentant le prix de produits qui sont des produits de grande consommation, sans pour autant rendre plus accessibles les produits considérés comme plus sains.
On pourrait aussi imaginer faire peser la contrainte directement sur les industriels, par des accords collectifs appliqués au secteur, qui leur imposeraient de réduire les quantités de sucre, mais aussi de gras et de sel dans les produits, sous peine d’être taxés. L’objectif reste le même : leur mettre des contraintes pour améliorer l’offre alimentaire.
C'est quoi le problème avec le sucre dans notre alimentation ?
L’offre alimentaire en supermarché regorge de sucres ajoutés, présents même dans des produits salés où on ne les attend pas. Une étude de l’ANSES menée en 2023, portant sur 54 000 produits alimentaires transformés, révèle que 77 % d’entre eux – soit trois sur quatre – contiennent du sucre ajouté, c’est-à-dire au moins un ingrédient sucrant ou un vecteur de goût sucré. En utilisant largement le sucre, une matière première peu coûteuse, l’industrie agroalimentaire incite à la consommation car elle habitue les consommatrices et consommateurs à ce goût sucré.
Sources :
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